Semaine 48


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L’or n’avait pas connu une telle effervescence depuis près d’un demi-siècle. À la fin de l’année 2025, le métal jaune a bondi de plus de 50 %, dépassant ses précédents records et attirant de nouveaux acheteurs bien au-delà de son cercle traditionnel.

Un nouvel acteur, inattendu, s’est invité dans la liste des plus gros acheteurs mondiaux : Tether, l’émetteur du stablecoin USDT (185 milliards de dollars de capitalisation).

Au troisième trimestre 2025, la société est devenue le premier acheteur d’or au monde, dépassant les banques centrales, avec environ 26 tonnes achetées en trois mois. Pourquoi ? Pour renforcer les réserves de son stablecoin USDT (dont une partie est désormais adossée à l’or) et pour soutenir son produit XAUT, un token représentatif d’une once de métal (1,5 milliard de dollars de capitalisation pour 16 000 détenteurs).

Ce mouvement change la dynamique : pour la première fois, un acteur crypto pèse dans le marché physique de l’or.

Benjamin Louvet, directeur des gestions matières premières chez Ofi Invest AM, tempère l’importance systémique de ce phénomène : “Tether a acheté plus que les banques centrales sur un trimestre, mais sa détention totale reste comparable à celle d’un pays modeste comme la Grèce. La vraie question, c’est la transparence et l’auditabilité de sa réserve et celles-ci font terriblement défaut à ce produit.”

Tether brille en effet par une opacité importante sur ses réserves, et on ignore où son or est stocké (même si des sources consultées par The Big Whale ont évoqué la Suisse).


Les avantages de la tokenisation

Ces jetons numériques représentent une quantité d’or stockée dans un coffre, dont la propriété est enregistrée sur une blockchain. Le concept peut sembler technique, mais il transforme en réalité la manière même de détenir le métal jaune.

Posséder des lingots chez soi ou dans un coffre implique toujours des coûts de stockage, des contraintes de sécurité et une liquidité limitée. Revendre de l’or physique peut être long, parfois coûteux, et rarement instantané. À l’inverse, un token permet d’accéder à de l’or à partir de quelques dizaines d’euros, de vendre immédiatement à n’importe quelle heure de la journée et d’éviter les problématiques logistiques du stockage.

"Avec DGLD token, on garde les avantages de la propriété physique sans les inconvénients. Chaque token représente une once stockée en Suisse, et cette once vous appartient légalement. Même si l’entreprise disparaît, l’or reste à vous", insiste Kurt Hemeker, CEO de Gold Token SA, une entreprise de tokenisation d’or rachetée en novembre par le géant suisse MKS Pamp, l’un des leaders mondiaux de la fabrication et de l’échange d’or.

Par rapport aux ETF, l’or tokenisé modifie également profondément la relation au métal. Les produits financiers traditionnels sont faciles d’accès, mais ils restent coûteux et surtout abstraits : l’investisseur n’a aucun moyen de vérifier la réalité de l’or détenu par le fonds, et la grande majorité de ces instruments ne permettent pas de se faire livrer le métal physiquement.

À l’inverse, un token correctement structuré garantit une traçabilité complète. Certains acteurs vont même jusqu’à permettre la conversion du token en or physique, qu’il s’agisse d’un simple gramme ou d’une barre “Good Delivery” de 12,5 kilos.

“Nous livrons du 1 gramme jusqu’à une barre Good Delivery”, rappelle Kurt Hemeker.

L’or tokenisé n’est toutefois pas exempt de limites. Sa fiabilité dépend entièrement de la solidité de l’émetteur, de la qualité du stockage, de la rigueur des audits et de la transparence des réserves. Le risque technologique n’est jamais nul : la blockchain reste une infrastructure nouvelle, et l’autogestion des clés privées expose à des erreurs irréversibles.

Benjamin Louvet, prudent, résume cette ambivalence : “La tokenisation offre une forme de détention plus directe… mais elle restera une solution périphérique tant que les acteurs ne prouveront pas leur sérieux industriel.”

Tether, Paxos, MKS Pamp : trois visions très différentes

Face à Tether, Paxos représente presque l’exact opposé en terme de transparence et son produit d’or tokenisé rivalise en termes de capitalisation (1,4 milliard de dollars pour 63 000 détenteurs).

Basée aux États-Unis et opérant sous supervision stricte, la société est connue pour sa conformité rigoureuse. Son jeton PAXG est devenu la référence “institutionnelle” du marché : un actif tokenisé, régulé, audité, et conforme aux standards américains.

Mais Paxos n’est pas un acteur de l’or. Il ne raffine pas, ne stocke pas lui-même, ne transporte pas, ne produit pas de lingots. Son lien au métal reste indirect, et l’entreprise dépend de partenaires pour chaque étape de la chaîne. Cela limite sa capacité à offrir des services plus avancés, comme la livraison physique à la demande, ou une traçabilité industrielle fine.

La troisième famille d’acteurs (et probablement la plus structurante) est celle des leaders historiques du marché de l’or, comme MKS Pamp. Depuis 60 ans, l’entreprise suisse raffine, certifie, stocke et distribue le métal pour des banques centrales, des joailliers ou des institutions financières.

Elle est l’une des très rares raffineries au monde capables de produire de l’or 99,99 % de pureté et fait partie du trio mondial habilité par la London Bullion Market Association à évaluer d’autres raffineries. C’est dans ce contexte qu’elle a relancé le projet de Gold Token en 2025.

L’entreprise insiste sur son positionnement unique : “Ce n’est pas un projet crypto. C’est un projet d’or soutenu par une technologie nouvelle”, résume Kurt Hemeker.

À date, la distribution de leur Digital Gold (DGLD) est encore confidentielle (7 millions de dollars, pour environ 3 000 détenteurs).

Mais leur modèle repose sur une idée forte : à long terme, seuls les acteurs profondément ancrés dans l’industrie du métal seront crédibles pour tokeniser de l’or. Cette capacité industrielle, absente chez Paxos et opaque chez Tether, pourrait devenir un avantage décisif à mesure que les régulateurs et les institutions s’intéresseront au marché.


Futur “super collatéral” de la DeFi ?

Si l’exposition à l’or sur la blockchain est naturellement un cas d’usage évident, sa tokenisation ouvre une perspective bien plus ambitieuse : celle de devenir l’un des meilleurs collatéraux pour sécuriser des prêts ou des marchés à terme au sein de la finance décentralisée.

Aujourd’hui, dans la DeFi, le collatéral roi reste le stablecoin et les grosses capitalisations crypto (BTC et ETH). Mais la plupart de ces actifs sont soit soumis au risque de contrepartie (les stablecoins), soit à une extrême volatilité (les crypto-actifs).

Dans ce contexte, l’or tokenisé incarne presque l’opposé : un actif immense par sa capitalisation, pratiquement impossible à manipuler, extrêmement liquide et historiquement stable. Pour un protocole DeFi, pouvoir s’appuyer sur un collatéral résistant aux chocs systémiques serait très utile.

Des projets comme Morpho, qui cherchent à attirer des institutionnels, commencent à s’y intéresser. Du point de vue d’un fonds, d’une entreprise ou d’un family office, utiliser de l’or tokenisé comme collatéral permettrait de faire travailler un actif traditionnellement improductif, beaucoup plus sécurisant qu’un stablecoin ou une crypto volatile.

MKS Pamp l’assume clairement : leur ambition est de faire de leur jeton “une alternative à USDC pour ceux qui veulent se protéger du debasement”.

À ceci près que les très gros acteurs comme les banques centrales ou les fonds souverains génèrent déjà des revenus sur l’or qu’ils détiennent.

“Les acteurs qui auraient le plus à y gagner (banques centrales, fonds souverains, etc.) disposent déjà d’un marché du gold lending qui leur permet de prêter leur or et d’en tirer un rendement. Ils n’ont pas besoin de la blockchain pour ça”, tempère Benjamin Louvet.
“En revanche, la tokenisation peut intéresser des investisseurs plus modestes, qui veulent combiner une détention quasi physique et une utilité on-chain, voire différer la fiscalité. Mais cela restera, à mon sens, une solution périphérique, qui ne transforme pas structurellement le marché de l’or”, insiste-t-il.
“Néanmoins, c’est un sujet qui monte : le World Gold Council, qui fait office de référence dans l’industrie, a annoncé travailler sur un projet d’or tokenisé en partenariat avec le London Metal Exchange, ce qui montre que la question n’est plus marginale”, indique Benjamin Louvet.
“Mais il ne faut pas se tromper : ce sont surtout des réflexions de long terme. L’industrie minière est très conservatrice, et la tokenisation ne change pas la réalité physique du métal : il faut l’extraire, le purifier, le stocker, l’auditer… Cela reste un actif lourd et coûteux à manipuler. Donc oui, c’est un sujet, mais ce n’est pas un bouleversement industriel pour l’instant, plutôt une expérimentation sérieuse, suivie de près”, conclut l’expert.